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Traduire l'humour des langues et littératures asiatiques (2010)

Stratégies humoristiques et stratégies de traduction dans Shenme shi laji, shenme shi ai de Zhu Wen

Paolo Magagnin

Texte intégral

Introduction

1Aussi bien en Chine qu’en Occident, Zhu Wen 朱文 (n. 1967) est loin d’être un auteur tendance. Sa production n’est pourtant pas méconnue de ce côté du globe, grâce à sa carrière de cinéaste, mais surtout aux nouvelles regroupées sous le titre Wo ai meiyuan美元 [J’aime les dollars], dont des traductions ont paru dès 2007, d’abord en anglais, ensuite en italien, allemand et français. Cette collection synthétise les thèmes caractérisant la production artistique de l’auteur dans son ensemble: la transformation de la société post-socialiste en société de consommation, la diminution du rôle de l’artiste et de l’intellectuel, la subversion des mythes de modernité de la Chine contemporaine, la crise des rapports avec la génération précédente et le désarroi de la présente après la dissolution des structures socialistes. Le sérieux, voire le tragique de ces thèmes est quelque peu dissimulé par un style souvent plat et une apparence légère, parfois comique: et pourtant, celle de Zhu Wen est on ne peut plus loin d’être une littérature humoristique.

  • 1  Zhu Wen 朱文, Shenme shi laji, shenme shi ai 什么是垃圾,什么是爱. Shanghai : Shanghai Renmin, 2008.

2Le dernier roman de Zhu Wen Shenme shi laji, shenme shi ai 什么是垃圾,什么是 [Qu’est-ce que les ordures, qu’est-ce que l’amour] reprend ces thèmes et ces stratégies narratives les appliquant de manière encore plus approfondie et exhaustive1. Le protagoniste du roman est Xiao Ding, écrivain raté de Nankin dans la trentaine, tourmenté par une confusion et une angoisse sans issue que ni l’amour, ni des soi-disant amitiés, ni le sexe, ni le travail, ni le bénévolat semblent pouvoir apaiser. Au lieu de donner des jugements de valeurs explicites, l’auteur décrit minutieusement les actions et les pensées du protagoniste, le suivant à travers ses péripéties à la vague recherche d’un bien supérieur et de rencontres qui frôlent le grotesque. Dans notre communication nous nous proposons de relever un certain nombre de stratégies humoristiques mises en place dans l’œuvre, pour ensuite décrire les solutions adoptées lors de sa traduction italienne. Une attention spéciale sera consacrée au problème de la sauvegarde des effets d’incongruité qui déclencheraient, chez le lecteur, à la fois le sourire et une réflexion sur les différents niveaux auxquels s’articule la critique de l’auteur.

3Le fondement méthodologique de notre analyse est offert par la théorie de l’humour conçue par Raskin et développée par Attardo. Selon cette théorie, le mécanisme humoristique se base sur le conflit entre représentations cognitives ou scripts, à savoir des blocs contenant des informations sur l’organisation du monde; la production de l’humour serait donc liée à un effet d’incongruité, dont l’exemple le plus évident est l’emploi de mots donnant lieu à des lectures hétérogènes en tant qu’appartenant à des scripts différents. La hiérarchie des paramètres intervenant dans la production du message humoristique est ainsi schématisée par Attardo:

opposition de scripts

mécanisme logique

[solution de l’incongruité]

situation

[participants, instruments, activités, etc. qui forment le cadre du texte]

cible

[individus, groupes, institutions, idéologies, etc.]

stratégie narrative

[micro-genre du texte]

langue

[choix phonétiques, phonologiques, morphophonémiques,

morphologiques, lexicaux, syntaxiques, sémantiques et pragmatiques]

  • 2  Attardo, Salvatore, Linguistic Theories of Humor. Berlin : Mouton de Gruyter, 1994, p. 227

texte humoristique2

4Afin d’intégrer ce schéma par des instruments utiles à la réflexion sur la traduction de ce type de textes, je reprends ici la définition opérationnelle d’humour proposée par Popa:

  • 3  Popa, Diana-Elena, « Jokes and Translation », Perspectives : Studies in Translatology 13 : 1, 2005 (...)

L’humour est la capacité d’apprécier les situations où le jeu verbal est drôle ou amusant3.

5Cette définition a le mérite d’identifier un facteur clé ultérieur, à savoir la capacité, une compétence liée précisément aux différences culturelles à la base de la perception – ou de la perception manquée – de ce qui est amusant. La traduction de l’humour doit donc envisager le transfert du contenu référentiel et culturel, et non seulement linguistique, du texte original, s’efforçant d’en reproduire la fonction dans le cadre socioculturel de la culture réceptrice – c’est-à-dire, activant la même capacité d’appréciation chez le lecteur cible.

Humour et stratégies traduisantes

6Dans le roman qui fait l’objet de notre étude, le recours au jeu de mots proprement dit est quasiment absent, sauf dans un passage qui joue sur l’assonance des mots qianliexian 前列腺, « prostate », et qianxian线, « première ligne »:

  • 4  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 140.

小丁反复听到“前列腺”,在当的氛听起来怎么都像是“前线”。4

  • 5  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, trad. Paolo Magagnin. Milan, Metropoli d’Asia, 2 (...)

[Xiao Ding] sente pronunciare più volte la parola “prostata”, ma nell’atmosfera del momento la parola suona molto simile a “prima linea”5.

  • 6  Les traductions françaises sont de l’auteur de l’article.

[Xiao Ding] entend prononcer à plusieurs reprises le mot « prostate », ma dans l’atmosphère du moment ce mot sonne très proche de « première ligne »6.

7Dans ce passage Xiao Ding, atteint d’une maladie vénérienne, est en train de passer un examen médical: la situation lui cause une angoisse insoutenable, au point de lui suggérer même une association avec le domaine militaire. Incapable de trouver une solution qui garderait cette assonance, j’ai été obligé d’intégrer une traduction littérale par une note en bas de page.

8La parodisation ou l’emploi comique du langage et du jargon politique, dont abonde l’écriture d’auteurs tels que Wang Shuo ou Yan Lianke, est également rare chez Zhu Wen. Voici l’exemple le plus représentatif observable dans le roman:

  • 7  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., pp. 290-291.

小丁,是这样的,当我跟他们说,如果我对这件事情感趣,可以不要酬。李立刻表示反尊重知、尊重劳动,已提了么多年啦,怎么能不要酬呢?7

  • 8  Zhu Wen, op. cit., pp. 273-274.

Le cose stanno così, fa Xiao Ding, a suo tempo ho detto che se la cosa mi interessava non era necessario un compenso. Il Direttore Li obietta prontamente: “Rispettare le conoscenze, rispettare il lavoro”, lo sentiamo dire ormai da così tanti anni, come sarebbe a dire che non è necessario un compenso?8

C’est comme ça, dit Xiao Ding, A ce moment-là j’ai dit que, si la chose m’intéressait, il n’y aurait pas besoin d’une récompense. ’Respecter les connaissances, respecter le travail’, objecte M. Li aussitôt, Ça fait des années qu’on l’entend, comment ça, pas besoin de récompense?

9Ici, c’est la célèbre directive des si zunzhong 四尊重 ou « quatre respects » (zunzhong laodong, zunzhong zhishi, zunzhong rencai, zunzhong chuangzao 尊重劳动、尊重知、尊重人才、尊重造, « respecter le travail, respecter les connaissances, respecter le talent, respecter la création ») qui est partiellement reprise dans un but humoristique. M. Li, président d’une grande société, ainsi que père d’un jeune garçon handicapé auquel Xiao Ding offre plus ou moins volontairement son aide, évoque ici une règle d’or de la période des reformes l’adaptant à une logique purement capitaliste. Dans ce cas spécifique, le recours à une note en bas de page qui clarifierait la traduction littérale du slogan m’a paru également inévitable.

10Un cas similaire se présente lorsque le texte chinois évoque des concepts ou des références culturellement spécifiques, comme les mots danwei位 et lingdao领导 qui paraissent à la fin du passage suivant:

  • 9  Zhu Wen, op. cit., p. 295.

隔了一天,德基金会那位头发花白的女秘书长亲自打来电话小丁到联络处如何再来一趟。她的气很严厉,她,出于最起的礼貌,你也应该向我当面解一下。她还说了些近乎是谴责。小丁一次一点也不得逆耳,反而因此有一些高,他感自己好像又有了位、又有了领导9

  • 10  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 278.

Due giorni dopo la brizzolata segretaria generale della Amity Foundation telefona personalmente a Xiao Ding chiedendogli di presentarsi con urgenza in ufficio. Il tono è severo: se non altro per cortesia, dice, ci deve delle spiegazioni a quattr’occhi; dopodiché aggiunge altri discorsi che hanno un sapore di rimprovero. Stavolta Xiao Ding non prova alcun fastidio, anzi, quasi se ne rallegra: gli sembra di avere di nuovo un’unità di lavoro, di avere di nuovo un capo10.

Deux jours après, la secrétaire générale aux cheveux grisonnants d’Amity Foundation téléphone personnellement à Xiao Ding, lui demandant de se présenter avec urgence dans son bureau. Son ton est sévère, Ne soit-ce que par politesse, dit-elle, Vous nous devez des explications en personne; et elle ajoute d’autres propos qui ont le goût d’une reproche. Cette fois-ci Xiao Ding n’éprouve aucun ennui, au contraire, il s’en réjouit presque: il a l’impression d’avoir à nouveau une unité de travail, d’avoir à nouveau un chef.

11Lors de la traduction de ces termes j’ai opté, respectivement, pour une expansion localisée (« unità di lavoro », « unité de travail ») et une hypotraduction par un terme plus neutre, pas forcément connoté sur le plan politique (« capo », « chef »). J’ai décidé de ne pas alourdir le TA, préservant au moins le niveau superficiel de l’humour utilisé ici par Zhu Wen, qui joue sur une incongruité de type référentiel que le lecteur occidental peut reconnaître sans effort. Cependant, un niveau plus profond, celui qui évoque le désarroi dû à la dissolution du système socialiste des unités de travail, ainsi que les inquiétudes d’une génération sans points de repère sociaux et économiques, est perdu ou demeure au second plan.

12Lors des échanges entre Xiao Ding et la secrétaire générale d’Amity Foundation, une soi-disant association de bénévolat, c’est l’insistance sur certains mots-clé ou leur réfutation qui déclenche un effet humoristique, comme dans cette conversation qui a lieu après un premier échec de l’aspirant bénévole:

“[…] 但是到底,心的问题,只要你真有心,就不会被自己的敏感所左右。”

“那我只好承,根本没有心,我是心血来潮。”

“不是个意思。我只是搞不明白啊。,都会件事情很奇怪的。我看事情能不能这样,再接触一次怎么? 一次我陪你去,我自己也很想看看到底是怎么回事。”

“算了吧,我已完全没有心情做件事了。”

“你看看,是我的吧,‘心情’?做种事怎么能凭心情呢? 心情好的候就做一做,那能叫‘献心’?”

  • 11  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 316.

“可能本来我就没有什么心可献。”11

“[…] Ma a ben guardare è tutto un problema di compassione. Se davvero lei ha uno spirito compassionevole non si lascerà condizionare dalla sua sensibilità”.

“Allora non mi resta che ammettere che non ho la minima compassione, ho agito per un semplice impulso”.

“Non volevo dire questo, è solo che non riesco a capire. Nei miei panni chiunque troverebbe la faccenda piuttosto strana. Senta, facciamo così, tentiamo un altro contatto, cosa ne dice? Stavolta verrò con lei, sono proprio curiosa di vedere di persona di cosa si tratta”.

“Lasci perdere, non sono dell’umore giusto”.

“Lo vede, è come le dicevo. ‘Umore’? Com’è possibile fare questo tipo di cose a seconda dell’umore? Se si è di buonumore allora le si fa, ma si può forse definire questo ‘offrire compassione’?”

  • 12  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 297.

“Forse io non ho nessuna compassione da offrire”12.

« […] Mais finalement, ce n’est qu’un problème de compassion. Si vous avez vraiment un esprit de compassion, vous ne vous laisserez pas conditionner par votre sensibilité ».

« Il ne me reste donc qu’à avouer que je n’ai même pas un brin de compassion, j’ai agi par simple impulsion ».

« Ce n’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que je n’arrive pas à comprendre. N’importe qui, à ma place, trouverait tout ça bien bizarre. Écoutez, on va faire comme ça, on va essayer un autre contact, qu’est-ce que vous en pensez? Cette fois je viendrai avec vous, je suis vraiment curieuse de voir de quoi il s’agit ».

« Laissez tomber, je ne suis pas d’humeur à ça ».

« Vous voyez, c’est ce que je disais. ’Humeur’? Comment peut-on faire ce genre de chose par ’humeur’? On ne fait ça que si on est de bonne humeur, comment peut-on appeler ça ’offrir de la compassion’? »

« Je n’ai peut-être aucune compassion à offrir ».

  • 13  Visser, Robin, « Urban Ethics : Modernity and the Morality of Everyday Life », in Charles Laughlin (...)
  • 14  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 298.

13Tout en évoquant à chaque occasion la valeur de la « compassion » (aixin 心), la responsable ne fait rien pour dissimuler le fait que la politique de la fondation répond à une simple logique de marché, comme le remarque Visser dans son analyse du roman13. C’est précisément cette attitude qui déçoit encore une fois Xiao Ding dans sa recherche d’un sens à donner à sa propre vie, lui qui voudrait un vrai « contact » (jiechu 接触) avec les gens. Le secrétaire, au contraire, possède une mentalité très pragmatique, qui condamne sans appel des pulsions spontanées telles que l’« humeur » (xinqing 心情), la « sensibilité » (mingan 敏感) ou, comme il est le cas dans un passage similaire, les « sensations » (ganjue )14. Dans ma traduction, je me suis proposé de reproduire cette insistance n’évitant pas la répétition lexicale, afin de transférer le même effet d’incongruité dans le texte italien sans interventions ultérieures.  

14Le traitement de l’humour scatologique mérite une discussion à part. Le roman nous montre à plusieurs reprises le protagoniste en train de s’acquitter de ses fonctions corporelles, souvent dans des lieux sordides qui donnent une image de la Chine urbaine on ne peut plus loin de la propagande officielle. En voici un bref exemple tiré des premières pages:

  • 15  Ibid., p. 5.

[…] 他 […] 找到了那间肮脏不堪的所。小丁匆匆地挑了一个看起来最干实际上仍然肮脏无比的坑位蹲了下来。空非常窄小,小丁的挨着了是涂和痰迹的小木,他甩头发,想往后退一退,但是一回头发现,便缸上一泡硬的大便住了退路,所以他出一手来,推开那扇小木面有一溜四只黄的小便缸,右的两只被一张马粪纸盖住了,上面用粉笔写着:禁止使用。小木又自关上了。小丁只好伸手又推了一次,但是是很快就关上了。最后他只好一边艰苦地在当的酷中大便,一用左手着木15

  • 16  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 13.

[Xiao Ding] trova un cesso lurido da far schifo. Xiao Ding sceglie una turca in apparenza pulitissima – ma in realtà sozza oltre ogni dire – e ci si accuccia sopra. Lo spazio a disposizione è irrisorio, a pochissima distanza dalla testa incombe una porticina di legno coperta di scritte e scaracchi. Fa per indietreggiare di un po’ lisciandosi i capelli, ma come gira la testa si accorge che il percorso è ostruito da uno stronzo nero e rinsecchito che campeggia sul bordo di uno dei bidoni usati per gli escrementi. Solleva una mano per spingere la porticina di legno e si trova davanti una fila di quattro barili per il piscio tutti ingialliti: i due più a destra sono coperti con un foglio di carta da pacchi grezza, su cui sta scritto col gesso “Vietato l’uso”. La porticina torna a chiudersi automaticamente. Xiao Ding deve stendere la mano e darle un’altra spintarella, ma quella in men che non si dica si richiude di nuovo. Alla fine si rassegna e si sforza di cacare come può in quella calura insostenibile, continuando a tenere la porticina aperta con la mano sinistra. Alla fine lascia la presa, esausto e seccato, fregandosene se quella porta lurida gli sbatte sulla testa16.

[Xiao Ding] trouve des chiottes d’une saleté dégoûtante. Xiao Ding choisit un trou apparemment très propre – mais en fait crasseux à n’en plus finir – et s’y accroupit. Il a à sa disposition une place risible, juste au dessus de sa tête une petite porte en bois couverte d’inscriptions et de crachats le menace. Il essaie de reculer un peu en se rajustant les cheveux, mais comme il tourne la tête il s’aperçoit que le passage est obstrué par une merde noire et sèche qui trône sur le bord de l’un des bidons employés pour faire ses besoins. Il lève une main pour repousser la petite porte en bois, se trouvant face à une rangée de quatre barils à pisser jaunis: les deux sur la droite sont couverts par une feuille de papier d’emballage brut, sur laquelle on peut lire Usage interdit écrit à la craie. La porte se referme automatiquement. Xiao Ding est obligé de tendre la main pour la repousser à nouveau, mais elle se referme aussitôt. Il se résigne enfin à chier comme il peut par cette chaleur insupportable, toujours tenant la porte ouverte par sa main gauche. Il relâche enfin la prise, gêné et à bout de forces, s’en fichant si cette porte crasseuse lui cogne la tête.

15La traduction ne pose pas de difficultés insurmontable, étant donné la correspondance qui existe entre la culture d’origine et la culture réceptrice sur les plans de la situation et de la stratégie narrative du texte. J’ai entrepris des interventions localisées au niveau de la langue, choisissant d’utiliser, au lieu de certains mots relativement neutres au niveau sémantique, des mots qui abaissent ultérieurement le registre (ex. le mot vulgaire « cesso » pour « chiottes », « scaracchio », un régionalisme d’origine nature échoïque pour « crachat ») ou, au contraire, des mots appartenant à un registre plus élevé dans le but d’exacerber l’effet d’incongruité (ex. « campeggiare », « trôner »).

  • 17  Hunt, Pamela, « The Significance of Scatological Humour : A Case Study of Zhu Wen’s What is Garbag (...)

16La réflexion sur ce type d’humour chez Zhu Wen ne se borne pourtant pas à des considérations linguistiques ou référentielles. Je profite là des observations très ponctuelles de Pamela Hunt, qui souligne comme, chez Zhu Wen et Han Dong, la scatologie ne répond pas simplement aux exigences d’un registre bas ou familier17. Il s’agirait plutôt d’une scatologie au sens rabelaisien, c’est-à-dire une révolte langagière qui invertit les hiérarchies et conteste les institutions sociales. Si la propreté est associée aux notions d’ordre et de progrès, la « merde » acquiert un pouvoir subversif. Dans le cas de Zhu Wen, les cibles de cette catégorie d’humour seraient donc, encore une fois, les mythes de l’ordre socialiste et de la soi-disant modernisation. Dans cette optique, l’insistance sur les fonctions naturelles (parmi lesquelles figurent également l’omniprésente transpiration, le sexe, etc.) serait une autre forme de résistance. Il en serait de même pour les références réitérées à la maladie, sous forme d’une verrue due à une maladie vénérienne, qui déclenchent chez Xiao Ding de nombreuses réflexions sur son propre statut de « verrue », corps étranger poussé sur la surface de la société.

17Dans d’autres cas, la critique portée par Zhu Wen à différents niveaux prend la forme d’événements grotesques, où des stratégies humoristiques de type référentiel jouent essentiellement sur le plan de la situation. Ainsi l’embarras qui accompagne la rencontre du protagoniste avec son père, qui fait de la gym et participe à des concours de beauté pour le troisième âge, évoque-t-il la crise de la pitié filiale déjà analysée dans Wo ai meiyuan; l’omniprésence de la logique de marché, le mythe de l’enrichissement sauvage et le mépris plus ou moins dissimulé dont font l’objet les intellectuels « improductifs » émerge de façon évidente des conversations surréelles avec M. Li, le PDG qui embauche Xiao Ding pour qu’il assiste son fils, ou avec la femme en carrière connue au laboratoire d’analyses. La fadeur et le désarroi d’une existence dépourvue de tout point de repère se traduit par la répétition de scènes toujours pareilles, ou encore par la minutieuse description des moindres détails d’un repas à base de hamburger, frites et coca dans un fast-food, etc.

Conclusion

18Comme nous l’avons vu en analysant les principales stratégies humoristiques mises en place dans le roman, l’opération traduisante ne se heurte généralement pas à des difficultés particulières sur le plan de la translation des situations, de la langue et de la stratégie narrative. Dans tous ces cas, une traduction littérale – occasionnellement renforcée par des interventions localisées ou par des explications sous forme de notes en bas de page – s’avère adéquate à sauvegarder les effets humoristiques recherchés par l’auteur.

19Cependant, en ce qui concerne les niveaux supérieurs du schéma défini par Attardo – à savoir opposition de scripts, mécanisme logique et cible –, l’équivalence fonctionnelle entre TD et TA est souvent menacée, voire neutralisée, par le décalage existant entre culture d’origine et culture réceptrice. En d’autres termes, le lecteur du texte traduit peut très bien trouver une réplique, un passage ou une situation donnée amusante, mais ne comprend pas, ou ne comprend que de façon partielle ou déformée, quels sont les blocs informationnels – les scripts – dont l’opposition crée un effet humoristique dans le texte original. Il s’agit là, pour reprendre la définition de Popa, d’une différente capacité d’appréciation liée à des facteurs interculturels.

20Prenons l’exemple du passage où Xiao Ding éprouve un vague plaisir lorsqu’il est reproché par la secrétaire d’Amity Foundation: le lecteur du texte traduit sourit en reconnaissant une opposition « universelle », par exemple, entre l’oppression normalement associée au travail de bureau et la réjouissance inattendue du protagoniste. Cette opposition déclenche un mécanisme logique qui pourrait amener le lecteur à voir en Xiao Ding, avec son style de vie bohémien et aléatoire, la cible du texte. Ce qui risque pourtant d’échapper au lecteur qui n’aurait pas une connaissance approfondie de la réalité socio-politique chinoise, est la conscience de la crise profonde et du désarroi psychologique causés par le démantèlement progressif du système des danwei et la libéralisation économique – les véritables cibles auxquelles vise l’auteur. Une réflexion similaire pourrait être faite à propos des autres catégories d’humour, notamment celle de l’humour scatologique. Dans ces cas spécifiques, l’effet humoristique est tout au plus déplacé, tandis que dans d’autres passages il risque carrément de subir une neutralisation.

  • 18  Ibid.,p. 7.

21L’accès manqué à ce niveau plus subtil risque donc d’exclure la prise de conscience, de la part du lecteur, de l’atmosphère tragique de l’œuvre qui, comme le remarque Hunt, « est plutôt d’un humour désespérant, que d’un carnaval exubérant18 ». Ce double niveau herméneutique évoque la distinction entre perception du contraire et sentiment du contraire formulée par Pirandello, qui identifia les phases à travers lesquelles le lecteur saisit, respectivement, le comique et l’humour proprement dit, qui prend souvent la forme d’une prise de conscience des aspects tragiques d’une situation perçue d’abord comme drôle.

22Le problème qui vient d’être évoqué dépasse la simple opération traduisante: il ne pourrait être résolu, à mon avis, que par une introduction qui accompagnerait le texte traduit, en soulignant comme la critique de Zhu Wen s’articule à différents niveaux, et comme son écriture apparemment légère cache une complexité que ne peut être saisie que grâce à la connaissance du contexte chinois contemporain. Malheureusement, l’édition italienne du roman ne prévoit pas une préface, aussi concise soit-elle, tandis que, par exemple, la traduction anglaise de Wo ai meiyuan s’appuie sur une introduction très exhaustive (retraduite dans l’édition française) qui offre au lecteur tous les éléments pour une compréhension adéquate des textes. Le lecteur italien devra se contenter du comique.

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Bibliographie

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Hunt, Pamela, « The Significance of Scatological Humour: A Case Study of Zhu Wen’s What is Garbage, What is Love and Han Dong’s Striking Root », Paper Republic [en ligne]. URL: http://media.paper-republic.org/files/10/06/P_Hunt_essay_on_scat.pdf (dernier accès 04/03/2011).

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McGrath, Jason, Postsocialist Modernity: Chinese Cinema, Literature and Criticism in the Market Age. Stanford: Stanford UP, 2008.

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Visser, Robin, « Urban Ethics: Modernity and the Morality of Everyday Life », in Charles Laughlin (sous la direction de), Contested Modernities in Chinese Literature. New York: Palgrave MacMillan, 2005, pp. 193-216.

Zhu Wen 朱文, Shenme shi laji, shenme shi ai 什么是垃圾,什么是爱 [Qu’est-ce que les ordures, qu’est-ce que l’amour]. Shanghai: Shanghai Renmin, 2008 [1998].

Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, trad. Paolo Magagnin. Milan: Metropoli d’Asia, 2011.

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Notes

1  Zhu Wen 朱文, Shenme shi laji, shenme shi ai 什么是垃圾,什么是爱. Shanghai : Shanghai Renmin, 2008.

2  Attardo, Salvatore, Linguistic Theories of Humor. Berlin : Mouton de Gruyter, 1994, p. 227

3  Popa, Diana-Elena, « Jokes and Translation », Perspectives : Studies in Translatology 13 : 1, 2005, p. 48

4  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 140.

5  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, trad. Paolo Magagnin. Milan, Metropoli d’Asia, 2011, p. 135.

6  Les traductions françaises sont de l’auteur de l’article.

7  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., pp. 290-291.

8  Zhu Wen, op. cit., pp. 273-274.

9  Zhu Wen, op. cit., p. 295.

10  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 278.

11  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 316.

12  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 297.

13  Visser, Robin, « Urban Ethics : Modernity and the Morality of Everyday Life », in Charles Laughlin (sous la direction de), Contested Modernities in Chinese Literature. New York : Palgrave MacMillan, 2005, p. 207.

14  Zhu Wen, Shenme shi laji, shenme shi ai, op. cit., p. 298.

15  Ibid., p. 5.

16  Zhu Wen, Se non è amore vero allora è spazzatura, op. cit., p. 13.

17  Hunt, Pamela, « The Significance of Scatological Humour : A Case Study of Zhu Wen’s What is Garbage, What is Love and Han Dong’s Striking Root », Paper Republic [en ligne]. URL : http://media.paper-republic.org/files/10/06/P_Hunt_essay_on_scat.pdf (dernier accès 04/03/2011)

18  Ibid.,p. 7.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paolo Magagnin, « Stratégies humoristiques et stratégies de traduction dans Shenme shi laji, shenme shi ai de Zhu Wen »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 28 décembre 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ideo/273 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideo.273

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